– Langueur, poésie d’Alfonsina STORNI, traduite en français par Monique-Marie IHRY
RÉSUMÉ :
LA CARESSE PERDUE
[…]
Voyageur, si l’on dépose un baiser sur tes yeux cette nuit,
Si un doux murmure fait frémir les branches,
Si une petite main qui serre les doigts
Te prend et te laisse, te caresse et s’en va.
Si tu ne vois pas cette main, ni cette bouche qui embrasse,
Si c’est le vent qui tisse l’illusion d’embrasser,
Oh, voyageur, toi qui as du ciel le regard,
Mêlée au vent, me reconnaîtras-tu ?
Alfonsina STORNI (1892-1938) est une auteure Argentine. Son recueil de poésie Langueur (1920) a reçu en 1920 le Premier Prix de Poésie de la ville de Buenos Aires ainsi que le Second Prix National de Littérature. Dans cet ouvrage dédié à ceux, qui comme elle « n’ont jamais réalisé un seul de leurs rêves », elle inaugure un changement dans son écriture. Le ton est moins subjectif, l’approche humaniste. Le style fluide, d’une apparente simplicité, nous emporte sur les flots d’une intense émotion.
Ce recueil Langueur traduit par la poète et sociétaire de la Société des Poètes Français Monique-Marie IHRY nous donne l’occasion de faire connaître au public francophone cette poète au talent magistral.
PRÉFACE :
Alfonsina Storni (1892-1938), est une poète Argentine d’origine Suisse. Ses premiers vers furent publiés dans des revues de Buenos Aires. En 1916 sera édité son premier recueil de poésie L’inquiétude du rosier. Paraîtront ensuite Le doux mal (1918), Irrémédiablement (1919) et Langueur (1920), ouvrages dans lesquels elle exprime ses frustrations ainsi que celles des femmes en général. Seront édités ensuite les recueils Ocre (1925), Poèmes d’amour (1926), Monde aux sept puits (1935) et Masque et trèfle (1938). Son œuvre théâtrale − importante et cependant moins connue que sa poésie − est destinée à un public adulte et également aux enfants.
En 1918, elle écrit un poème en hommage à Carolina Muzzili − ouvrière socialiste, en l’occurrence l’une des grandes figures féministes argentines − qui paraîtra dans la revue Humanidad nueva. Ses nombreux articles publiés à Buenos Aires dans le cadre de ses fonctions de journaliste sont axés essentiellement sur la condition féminine.
La critique divise l’œuvre d’Alfonsina Storni en deux périodes : la première qualifiée de post romantique et de post moderniste avec les recueils L’inquiétude du rosier, Le doux mal, Irrémédiablement. La seconde, située après la transition opérée avec le recueil Langueur, la rapproche des avant-gardistes, tant par l’ouverture des thèmes que par la syntaxe, l’abandon des rimes classiques et l’utilisation du vers libre. Avec cet ouvrage, Alfonsina Storni transgresse les codes esthétiques, littéraires et sociaux en vigueur.
Dans le recueil Langueur, elle évoque avec émotion le thème du souvenir avec les poèmes « Ma sœur », « Le canal », « La maison ». Il est aussi fait référence à la solitude, comme par exemple dans « La caresse perdue ».
Dans « Le cri », une rumeur envahit tout l’espace. Prenant toutefois ses distances avec le discours avant-gardiste, Alfonsina Storni élabore un champ rhétorique permettant une lecture aisée. Mais il ne s’agit là que d’une apparente facilité :
De bouche en bouche, sur les toits
Se répétait ce cri:
− Jetez-lui des pierres, oui, au visage !
Elle a donné son cœur.
La poète a coutume d’obéir à la loi gouvernant son cœur. Ce dernier lui commande de dire son empathie et son amour envers l’autre, et la rumeur se charge de colporter une médisance à ce sujet. Elle résiste et ne changera pas de comportement pour autant. On retrouvera cette même détermination dans le poème « Esclave » ainsi que cette force intérieure de « Pardon » qui lui donnera le courage de réagir de façon apparemment imperturbable face à cette main perverse venant heurter sa poitrine :
Toi, la main perverse qui me blesse,
Si tel est ton plaisir, peu te suffit ;
Ma poitrine est immaculée, elle est docile et humble :
Il en sort un peu de sang… ensuite, rien.
Il s’agit aussi de pardon dans le poème « L’ouvrier » lorsque l’auteure répond par une main secourable tendue à une agression verbale gratuite à son encontre.
Le recueil Langueur commence par le poème magistral « Le lion ». La symbolique de la cage rend compte d’une dynamique de relations de pouvoir conduisant à dépasser de façon équivoque les implications sérieuses des chaînes. Dès les premiers vers, on assiste à une connexion imposante et significative entre la voix de l’énonciation et le lion prisonnier. On a, d’une part, l’élément physique-sauvage-viril, et d’autre part − à travers l’image de l’animal−, l’injustice évidente de la propre impuissance que subit celui-ci. Tout comme le lion, la femme se retrouve sous la tutelle de ce sujet masculin aux « manières courtoises » en face duquel il devient inutile de résister.
Un jour, doucement, avec ses manières courtoises,
L’homme fit une cage pour t’y enfermer,
Et maintenant il te contemple, appuyé sur ses coudes,
Sur le fer opportun qui le sépare de toi.
Le ton est donné. Pour Alfonsina Storni, l’heure n’est plus au romantisme. La poète dénonce, prône une égalité des droits. Si tous les hommes sont sujets de devoir, ils sont également sujets de droit : droit au respect, à l’intégrité. Le lion prisonnier dans la cage devient symbole de ces droits bafoués et de ces injustices caractérisées régissant le monde.
Dans ce poème, l’image de l’animal prisonnier fait référence au sujet féminin systématiquement emprisonné dans un corps naturalisé par le discours patriarcal dominant, en ces premières décades du XX° siècle en Amérique Latine, tout comme en Europe :
[…] moi comme toi fatiguée,
D’une autre geôle plus vaste que la tienne, lion.
Le dernier vers écrit à la première personne est empreint de désespoir et de résignation :
Hélas, de l’univers je ne me peux m’échapper.
On retrouvera cette notion de déterminisme dans le poème « Des femmes vont passant… » dans lequel Alfonsina Storni évoque la candeur première des femmes dont les rêves se retrouveront brisés lorsqu’ils seront confrontés à une réalité, semble-t-il, incontournable :
Ce sont de petites créatures, demain elles auront des maîtres
Et elle demandera des fleurs… et lui ne comprendra pas.
Langueur est un regard sur la vie. Dans le poème « Celle qui comprend… » l’auteure, inquiète sur un devenir déjà bien tracé, évoque le triste destin des femmes soumises à la loi patriarcale ancestrale :
Dans son regard le poids d’une infinie tristesse,
Et dans la poitrine, le poids de l’enfant à naître,
Au pied du Christ blanc ensanglanté elle prie :
− Seigneur, faites que mon enfant ne naisse pas femme !
La notion de déterminisme abordée dans le poème inaugural « Le lion » est également présente dans « La chimère » :
J’ai fait comme les enfants : en voyant que cette marche était inutile,
J’ai cueilli des fleurs sur le sol et je me suis mise à jouer.
Le poème « Le lion » annonce d’emblée le thème dominant de l’ouvrage. L’empathie envers la femme et le genre humain dans son ensemble est de mise. Le choix de la cage comme sujet de l’énonciation renvoie au discours féministe de la poète qui affirme vouloir se libérer de ses chaînes, se défaire également des barrières imposées par l’esthétique poétique en vigueur. Il s’agit là d’un désir réel de rompre avec les conventions.
Toutefois, malgré le poids de ces barrières paraissant infranchissables, reste intact le désir avec une possible transgression. S’adressant au lion dans sa cage, l’auteure écrit avec ironie :
Sous le soleil de l’après-midi tu es resté serein
Et devant tes yeux passe, fraîche et printanière,
La jeune fille de quinze ans avec son sein rebondi :
Rêves-tu de lui montrer tes griffes, animal gourmand ?
Les critiques acerbes d’usage relatives à l’écriture féminine de ce début de XX° siècle sont légion. Parmi elles, citons l’auteur José Luis Borges qui alla jusqu’à qualifier l’écriture d’Alfonsina Storni de « bavardage de petite commère ». Parfaitement étrangère à ces considérations erronées, la poète adoptait à dessein une stratégie discursive spécifique afin de défier les canons littéraires éminemment masculins de ce début de XX° siècle. Elle souhaitait ainsi faire passer un message subversif destiné au plus grand nombre quant à la situation de la femme. Elle désirait également interroger sur de grands sujets existentiels.
Cet ouvrage est aussi une réflexion philosophique sur l’être humain, comme dans le poème « Statue », lorsque l’on désire ce que l’on ne peut avoir.
Langueur évoque la cause de l’identité avec « Buenos Aires » et cette statue imposante semblant embrasser le monde entier qui sent monter les indiens morts dans ses jambes :
Sous ses pieds, sont encore
Chaudes les traces
Des vieux Querandis,
Des lance-pierres et des flèches.
Langueur incarne aussi cette douleur de la terre − « cercueil de l’humanité » −, avec ce regard infiniment pessimiste quant à son devenir :
Arrivera le jour où la race humaine
Se sera desséchée comme une plante vaine
Ces derniers vers sont issus de « Litanies de la terre morte », poème magistral dédié à la poète chilienne Gabriela Mistral, qui se termine ainsi, en parlant des hommes à l’approche du grand trépas :
Tous entassés et vaincus,
Ils ne pourront plus quitter les vieux nids,
Et, à l’appel de l’astre voyageur
Aucun homme ne pourra crier : j’aime !…
Ces vers saisissants clôturant le poème nous intiment de clamer notre amour avant qu’il ne nous soit plus possible de le faire.
Dans le très émouvant poème final « La coupe », avec la présence de ce clairon d’argile chantant en terre lointaine les prémices d’une mort annoncée et certaine, Alfonsina Storni nous relate les désastres liés à la première Guerre mondiale dévastant l’Europe :
Voici nos frères, ceux du Nord,
qui s’en furent jouer comme dans leurs parcs
olympiques, au jeu de la mort,
avec les pieds énormes et le rire franc.
Cependant, pointe malgré tout au cours du recueil une espérance fébrile dans « L’œil bleu », avec cette petite corolle permettant à l’être humain de regarder la beauté du monde. Il en va de même pour « La pitié du cyprès » nous faisant côtoyer − de par la hauteur de l’arbre et le chant de l’oiseau posé sur sa cime − le ciel et sa vision immaculée. Dans « Rosiers de bidonville », il s’agit bien d’espoir lorsque la poète nous décrit un rosier s’entêtant à braver la misère ambiante en fleurissant les murs délabrés d’un bidonville :
Mais tu n’es pas comme cela.
La bonne terre
te suffit n’importe où et cela t’est égal,
heureusement pour toi. Peut-être préfères-tu
les cabanes modestes où tu brilles
davantage en grimpant sur la façade.
Unique décoration qui ne coûte rien…
(L’eau, les bonnes roses, tombent
encore du ciel sans rien coûter).
Delfina Muschetti[1] reproche à Alfonsina Storni d’avoir recours dans son écriture poétique aux procédés journalistiques comme la polémique et le manifeste, genres selon elle « bâtards » pour les adeptes d’une « poésie pure ». En fait, dans le recueil Langueur, Alfonsina Storni passe volontairement d’une voix poétique lyrique à une voix collective, soit d’un sujet hétérogène distinct du genre jusqu’alors stéréotypé du poème d’amour, dans lequel le sujet féminin répondait traditionnellement à une prétention artificielle d’unité et de cohérence.
La poète dédicacera son ouvrage à ceux qui, comme elle « n’ont jamais réalisé un seul de leurs rêves ». Langueur est sous le signe d’une émotion intense qui ne peut nous laisser indifférents. Cet ouvrage remporta un grand succès. Avec ce changement − tant sur le plan de la forme que du fond − la poète inaugure une nouvelle écriture. C’est également le moment de sa consécration où elle se voit attribuer des prix d’importance. Première femme à avoir obtenu cette distinction, en 1920, Alfonsina Storni reçoit le 1er Prix de Poésie de la ville de Buenos Aires. La même année, elle est également récompensée pour son ouvrage Langueur par le 2nd Prix National de Littérature.
Langueur n’avait encore jamais été traduit en français. Cet ouvrage bilingue nous offre l’opportunité de faire connaître au public francophone Alfonsina Storni, cette poète Argentine au talent magistral.
Monique-Marie IHRY
[1] Delfina Muschetti, In « D’un sujet féminin à un sujet femme-critique. Pédagogies du corps dans Langueur et Ocre »/ «De una sujeto feminina a una sujeto mujer-crítica, Pedagogías del cuerpo en Languidez y Ocre.», Arcea Zapata de Aston, Kentuky Wesleyan College, 2014
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© Cap de l’Étang Éditions™, 13 Rue du Château, Capestang (34310)
Gencod : 3019008245105
SALGUES Bruno, SIRET : 753 039 981 00026
Numéro éditeur : 978-2-37613
ISBN : 978-2-37613-041-3
EAN : 9 782 376 130 413
THEMA : DCC
CLIC : 3633, Poésie
3638, Poésie contemporaine
Réalisation de la couverture : Monique-Marie Ihry
Nombre de pages : 208
Poids : 280 g
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